Le 16 novembre 2021, sous l’œil des caméras, Jean-Emmanuel Rodocanachi reçoit le prix de l’entrepreneur de l’année lors des BFM Business Awards. C’est le pionnier de la crèche d’entreprise, l’homme qui a fondé Les Petits Chaperons rouges, troisième plus importante structure privée en France consacrée à la petite enfance.
Janvier 2023, à Vitrolles, près de Marseille. Des pères et des mères s’inquiètent. Chaque soir, leurs nourrissons rentrent de la crèche en hurlant. Bientôt, les familles s’aperçoivent que les enfants sont affamés. L’une des mères enquête au sein des Petits Chaperons rouges, auxquels elle a confié son fils. Elle remarque que les plateaux-repas sont rationnés. Avec cinq portions pour huit, parfois moins. La crèche admet « un dysfonctionnement », mais les parents dénoncent une stratégie concertée d’économie sur la nourriture.
Jusqu’aux années 2000, la garde des enfants était le monopole de l’Etat et de quelques associations. Mais une décision de l’Union européenne va ouvrir le secteur aux entreprises privées. En 2004, comme la téléphonie, voilà les crèches françaises offertes à la concurrence. C’est un placement financier en vogue. Les entrepreneurs se précipitent. Ils sont banquiers, publicistes, ils ne connaissent rien à la couche jetable mais flairent la bonne affaire. L’Etat peut couvrir jusqu’à 80 % des frais d’installation, et la CAF quelque 35 % des coûts de fonctionnement.
Après avoir débauché des spécialistes de la petite enfance et séduit les pouvoirs publics en vantant le bien-être enfantin par un marketing agressif, ces patrons en reviennent aux fondamentaux : la rentabilité. Il s’agit donc d’ouvrir toujours plus de structures.
Les géants du secteur s’appellent Babylou, La Maison bleue, People & Baby, un groupe auquel « Le Canard » avait déjà tiré les oreilles en 2010 car il maltraitait des syndiqués libertaires qui dénonçaient les conditions d’hygiène et de travail.
En avril 2024, ces chefs d’entreprise sont sommés de s’expliquer devant une commission d’enquête parlementaire. Leurs crèches sont biberonnées à l’argent public, mais où passe-t-elle, cette manne ? Et, eux, d’ailleurs, qu’ont-ils à gagner dans l’affaire ? A les entendre, ce sont des saints laïques. Sous serment, ces philanthropes ne lâchent rien : ils ne gagnent pas un sou, leurs marges sont faibles, aucun dividende. Puis ils exigent le huis clos. Ils ont omis l’essentiel. Tous détiennent un vaste patrimoine immobilier. Ils louent à leurs propres crèches des locaux dont ils sont les propriétaires. On parle d’une société à Saint-Barth, de fonds de pension, les millions d’euros clignotent. Comme pour ces « microcrèches » montées à la va-vite par des individus sans qualification.
En juin 2022, une employée de People & Baby empoisonnait Lisa, 11 mois, avec du liquide déboucheur parce qu’elle pleurait. Les témoins présents dans ce documentaire, qui couvre aussi l’Allemagne et la Grande-Bretagne, rapportent ainsi des centaines d’incidents dans les crèches privées lucratives. Gamins malmenés, délaissés, parqués, rudoyés, personnel en sous-nombre… Ils nous rappellent que, prendre soin de l’enfant, c’est aussi prendre soin de celui qui s’en occupe.
Documentaire en deux parties de Coraline Salvoch et Alain Pirot, le 9/9 à 21 heures sur Arte. Déjà disponible sur « arte.tv ».
Source : https://www.lecanardenchaine.fr/culture-idees/51705-babyzness