L'emprise des lobbies de l'informatique sur l'Europe.
Quand l'intérêt privé l'emporte sur le bien commun.
Quand l'intérêt privé l'emporte sur le bien commun.
Des dizaines de millions d'euros, des centaines de lobbyistes et une influence démesurée : les géants du logiciel propriétaire mènent depuis des années une bataille acharnée contre l'open source au Parlement européen et dans les parlements nationaux. Objectif : préserver leur rente de situation au détriment des consommateurs, des administrations et de la souveraineté numérique européenne.
Les chiffres donnent le vertige. En 2025, les 162 plus grandes entreprises technologiques ont dépensé collectivement 343 millions d'euros en lobbying auprès des institutions européennes, soit une hausse de 13 % en un an et près d'un tiers de plus qu'en 2020. À eux seuls, les géants de la tech investissent désormais plus de 113 millions d'euros par an pour influencer la législation numérique européenne, dépassant largement les secteurs pharmaceutique, financier ou chimique.
Meta (Facebook, Instagram) trône en tête avec un budget annuel de 9 millions d'euros, suivi d'Apple (7 millions), Microsoft (7 millions également) et Google (5,5 millions). Ces entreprises emploient à elles seules plus de 140 lobbyistes à temps plein à Bruxelles, soit un ratio moyen de 70 lobbyistes pour un seul député européen. Un déséquilibre consternant qui illustre l'ampleur de la pression exercée sur les responsables politiques.
Face à cette armada, les ONG, associations de consommateurs et défenseurs du logiciel libre peinent à se faire entendre. Lors des 271 réunions organisées par la Commission européenne pour discuter du Digital Services Act (DSA) et du Digital Markets Act (DMA), 75 % ont eu lieu avec des représentants de l'industrie technologique, contre seulement 52 avec la société civile.
Derrière les arguments de façade sur la « neutralité technologique » et la « liberté de choix », les grandes entreprises du logiciel privateur mènent depuis des décennies une guerre souterraine contre l'open source et les standards ouverts.
En 2001, Microsoft France pressait déjà discrètement le Medef et le Syntec pour intervenir contre une proposition de loi sénatoriale visant à favoriser l'usage des logiciels libres dans l'administration. Steve Ballmer, alors PDG de Microsoft, qualifiait même Linux de « cancer » dans une déclaration restée célèbre. Brad Smith, actuel président de Microsoft, a depuis reconnu que son entreprise était « du mauvais côté de l'histoire » à cette époque.
Plus récemment, entre 2004 et 2010, une « surprenante volte-face » de l'Union européenne a mis en lumière l'efficacité redoutable de ces stratégies d'influence. Après avoir introduit des mesures favorisant l'open source et les standards ouverts dans le European Interoperability Framework (EIF) en 2004, Bruxelles a supprimé ces préférences en 2010, malgré une situation quasi monopolistique de Microsoft sur le marché européen.
Une étude universitaire détaillée révèle comment Microsoft et d'autres éditeurs propriétaires ont infiltré les groupes d'experts travaillant sur la stratégie open source de l'Union pour « semer le doute » sur l'intérêt des logiciels libres et s'assurer que la seconde version de l'EIF soit conforme à leurs intérêts commerciaux. Alors que le problème de dépendance technologique persistait, la solution politique a été abandonnée.
La ville de Munich illustre également cette bataille. Après avoir migré avec succès vers Linux et les logiciels libres au début des années 2000, réalisant des économies substantielles, la municipalité est revenue sous Windows en 2017 sous la pression conjuguée de Microsoft (qui a opportunément relocalisé son siège allemand à Munich) et de lobbies locaux.
Les arguments avancés par les éditeurs propriétaires pour s'opposer aux politiques pro-open source ou aux obligations de multiplateforme sont systématiquement les mêmes : manque de sécurité, moindre qualité, complexité de gestion, absence de support technique. Malgré que la réalité démontre l'inverse.
Les logiciels open source bien maintenus affichent des niveaux de sécurité équivalents, voire supérieurs aux solutions propriétaires, grâce à la transparence du code source qui permet à des milliers de développeurs de détecter rapidement les failles. Le noyau Linux, autrefois conspué, est aujourd'hui la norme dans l'industrie des serveurs et équipe la majorité des supercalculateurs mondiaux.
En réalité, ces arguments masquent mal l'objectif principal : préserver le verrouillage technologique (vendor lock-in) qui permet à ces entreprises de maintenir leur rente économique. En imposant des formats fermés, en refusant l'interopérabilité et en rendant la migration complexe et coûteuse, elles créent une dépendance artificielle qui leur garantit des revenus récurrents comparable à une forme d'impôts.
Cette stratégie se fait au détriment direct des consommateurs et utilisateurs finaux : limitation du choix, augmentation des coûts à long terme (licences, équipements compatibles), moindre transparence sur le traitement des données, difficulté à changer d'environnement ou à conserver ses données dans le temps. Elle freine aussi l'innovation en réduisant la pression concurrentielle.
Les bénéfices d'un passage massif à l'open source et aux logiciels libres sont pourtant documentés et considérables. La Commission européenne elle-même a publié en 2021 une étude quantifiant l'impact économique des logiciels libres : les entreprises européennes ont investi 1 milliard d'euros dans l'open source en 2018, générant un impact économique estimé entre 65 et 95 milliards d'euros.
L'étude conclut qu'une augmentation de seulement 10 % des contributions au code open source générerait chaque année 0,4 % à 0,6 % de PIB supplémentaire et la création de plus de 600 start-ups technologiques additionnelles dans l'Union. En France, le marché de l'open source représente déjà plus de 6 milliards d'euros de chiffre d'affaires annuel, soit 10 % du marché des logiciels et services informatiques.
Sans licences propriétaires, les coûts informatiques des particuliers, administrations et entreprises diminueraient drastiquement. Le secteur public pourrait réduire le coût total de propriété (Total Cost of Ownership) tout en évitant la dépendance aux fournisseurs. Cette accessibilité accrue démocratiserait l'accès aux outils numériques, particulièrement dans l'éducation et les pays émergents.
L'open source constitue un levier fondamental pour la souveraineté numérique européenne. En permettant l'accès au code source, il évite les situations de captivité technologique et garantit la maîtrise des infrastructures critiques. Les administrations peuvent auditer les logiciels, s'assurer de l'absence de backdoor et adapter les solutions à leurs besoins spécifiques sans dépendre du bon vouloir d'un éditeur étranger.
Comme le souligne Philippe Ensarguet, vice-président de l'ingénierie chez Orange : « Le fait de dépendre uniquement de fournisseurs issus de régions spécifiques pourrait présenter des risques, et l'open source offre un moyen d'atténuer ces préoccupations. »
L'ouverture du code source accélère l'innovation en favorisant la création rapide de nouveaux standards et en permettant à tous de corriger, adapter et améliorer les logiciels au bénéfice de la collectivité. La mutualisation des développements réduit les barrières à l'entrée pour les petites entreprises et stimule un écosystème d'innovateurs plus dynamique et diversifié.
Contrairement à de nombreuses idées reçues, la surveillance du code ouvert par des milliers de développeurs du monde entier permet de détecter plus rapidement les failles de sécurité et limite les risques de vulnérabilités intentionnelles. La transparence inhérente à l'open source offre des garanties que les logiciels propriétaires ne peuvent apporter.
Les standards ouverts garantissent l'interopérabilité entre systèmes et la réutilisation des données sur le long terme, évitant l'obsolescence programmée et les migrations forcées coûteuses. Les utilisateurs conservent la maîtrise de leurs données sans craindre qu'un changement de stratégie commercial d'un éditeur ne les rende inaccessibles.
Un passage à la norme open source ne serait pas exempt de défis. Le modèle repose sur l'implication de communautés et sur l'investissement d'acteurs majeurs. Sans financement soutenu ou modèle économique solide, certaines briques fondamentales (infrastructures, registres de paquets, maintenance de sécurité) pourraient manquer de moyens.
La qualité variable de certaines solutions et les risques de fragmentation technique nécessitent une gouvernance robuste et des investissements ciblés. La transition demanderait également un effort massif de formation pour les utilisateurs et les entreprises non familiers avec ces systèmes.
C'est précisément pour répondre à ces enjeux que plusieurs pays européens ont créé des fonds dédiés, comme le German Sovereign Tech Fund, qui apporte un soutien financier et technique aux projets open source stratégiques. La Commission européenne a publié en juillet 2025 une feuille de route ambitieuse avec 70 mesures concrètes pour faire du logiciel libre un pilier central de la souveraineté numérique européenne.
Face à l'ampleur du lobbying et aux sommes colossales investies pour influencer les décideurs, plusieurs organisations appellent à un rééquilibrage urgent. Corporate Europe Observatory et LobbyControl réclament des règles plus strictes en matière de lobbying pour remédier à l'influence disproportionnée du secteur technologique.
« L'argent ne devrait pas acheter l'accès et l'influence sur le processus décisionnel de l'UE, mais il semble que ce soit exactement ce que visent ces géants du numérique », affirme Bran Vranken du Corporate Europe Observatory. « Leur lobbying menace non seulement d'affaiblir de manière fatale une législation cruciale, mais il sape également la prise de décision démocratique. »
Les recommandations incluent : inverser les normes de passation des marchés publics pour donner la priorité aux solutions open source, améliorer les catalogues de logiciels libres de confiance, intégrer l'open source dans les objectifs stratégiques de l'UE, et développer des fonds souverains technologiques aux niveaux transnational, national et régional.
La bataille pour l'open source en Europe n'est pas qu'une question technique : c'est un enjeu démocratique, économique et de souveraineté. Entre les intérêts privés de quelques multinationales et l'intérêt général de centaines de millions de citoyens européens, le choix devrait être évident. Encore faut-il que les décideurs politiques résistent à la pression des lobbies et placent enfin le bien commun au-dessus des rentes de situation.